Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’une « traduction » mais plutôt de deux versions différentes d’une même réflexion, à la fois rendues possibles et circonscrites par ce que chacune des deux langues porte en elle de connotations, de poésie, de rythme et d’histoire intellectuelle et symbolique.

  1. Comment raconter le passé en ouvrant le champ, c’est-à-dire de manière à ce qu’il puisse déployer ses puissances infinies de manière inattendue ?
  2. Comment raconter l’histoire sans imposer une manière unique de percevoir le passé ? Dans ce projet, nous voulons des récits ouverts, puisque l’histoire telle qu’elle se raconte n’est constituée que de fragments du passé, transformés par notre imagination. Le passé lui-même, ce réservoir immense d’événements, d’affects et de surprises, contient infiniment plus d’éléments qu’il ne nous sera jamais donné de raconter.
  3. Comment raconter l’histoire, les histoires des femmes sans être prisonnières du statut de victime, mais tout en honorant les innombrables victimes de mariages forcés, viols, violences conjugales, grossesses non désirées et ambitions sacrifiées ?
  4. Comment pouvons-nous dire « cela s’est produit » et pleurer et agir pour que le monde se transforme, mais sans que cette conscience du passé engloutisse notre joie et notre force vitale ? Car si ce projet ne nourrit pas notre force vitale, à quoi sert-il ?
  5. Comment ce projet peut-il être émancipateur ? Comment veiller à ne pas nous enfermer dans la rumination et dans la colère, ou au contraire dans l’idéalisation de figures que l’on voudrait héroïques ? Comment pouvons-nous trouver un équilibre entre création et colère, joie et douleur ?
  6. Comment une histoire traumatique peut-elle devenir une force ? Comment se transforme le traumatisme collectif ?
  7. Comment pouvons-nous reconnaitre, d’une part à la douleur et l’oppression, et d’autre part le soutien d’allié.e.s qui sont nécessairement imparfait.e.s puisqu’iels ne partagent pas notre vécu ?
  8. Comment honorer la complexité inexprimable du passé ? Comment aborder les archives dans leur richesse et leurs contradictions, tout en étant conscient.e.s qu’elles ne nous donnent à voir qu’une partie minuscule de ce qui fait une vie et une époque ?
  9. Comment raconter l’histoire d’une vie et en même temps se souvenir que l’on ne sait pas grand-chose, ou si peu, de cette personne ? D’une manière plus large, une pratique féministe de la recherche et de la narration historique n’implique-t-elle pas de se répéter sans cesse « je ne sais pas » ?
  10. Comment raconter des histoires, comme celle des femmes et des minorités, presque entièrement dépourvues de sources ? Comment inventer sans trahir, comment raconter sans savoir, comment honorer sans projeter nos désirs sur un passé qui nous reste étranger tout en nous constituant ?
  11. Dans ce travail du passé, quel est notre lien avec nos ancêtres ? Qu’avons-nous à leur offrir et que demandons-nous dans notre relation avec elles ? Comment nous nourrissent-elles, nous soutiennent-elles déjà ? De quelles manières nos vies sont-elles leur futur chéri ?
  12. En même temps, comment veiller à ne pas romancer les femmes du passé ? Comment leur parler et leur rendre hommage, malgré leur racisme, leur homophobie, leur classisme, leur méchanceté, leurs limites, leur humanité ?
  13. Comment critiquer le patriarcat sans être piégées dans un discours qui voudrait que nous soyons des victimes combattant une bête, une totalité, une structure ? Comment pouvons-nous toujours nous souvenir que « patriarcat » est un terme simplifié qui fait référence à un éventail de phénomènes, d’idées, de comportements, de traumatismes ? Ce terme, si on y croit trop, peut devenir une prison dans laquelle on pense ne pas pouvoir bouger, car la bête semble trop grosse, trop totale, alors que c’est en fait une simplification.
  14. Comment se rappeler que ce que nous appelons « patriarcat » ne nous est pas extérieur et que nous faisons partie intégrante de son tissage interrelationnel ?
  15. Dès lors, comment raconter ces histoires d’une manière qui ne soit pas dualiste, qui reconnaisse non seulement l’oppression, mais aussi l’interdépendance ? Est-ce seulement possible ?

    Par exemple, le langage que nous utilisons sert et a servi les intérêts des hommes (il suffit pour s’en convaincre d’observer les résistances épidermiques de certains à l’écriture inclusive…). Mais ce même langage est aussi nourri et hanté par les millions de façons dont il a permis et permet encore de résister, y compris les nôtres.
  16. Comment penser la mémoire des opprimé.e.s en même temps que la mémoire de la Terre, puisque cette dernière fait aussi partie des opprimé.e.s ?
  17. La mémoire est un enjeu vital, car elle détermine comment nous nous présentons au monde et au futur. La manière dont nous produisons notre mémoire, ce que nous y mettons de dualisme ou bien de liberté, détermine largement comment nous comprenons notre présent. Dès lors, comment cultiver l’interdépendance, le courage et la liberté en nous pour que ce nous voyons du passé ne reflète pas nos angoisses et notre ressentiment, mais nous projette déjà dans le monde auquel nous aspirons ?